Irène Mélikoff
L'Azerbaïdjan soviétique était pour nous un sommet intouchable 1
Source : www.turcologie.u-strasb.fr
Dans l’histoire de l’immigration,
on rencontre souvent des personnes nées après la migration de
leurs parents. On les nomme enfants
d'immigrés qui bénéficient de deux cultures
: celle de leurs parents et celle de
leur lieu de résidence. Ils ne sont
pas considérés comme immigrés parce qu’ils n’ont franchi
aucune frontière d’une part et d’autre part ils ont la nationalité de pays
de résidence.
Un
destin comparable caractérise Irène Mélikoff,
une éminente scientifique turcologue, grande
spécialiste des cultures de l'Orient, spécialiste
de renommée mondiale de l'Islam hétérodoxe turc. Née le 7
novembre 1917 (25 octobre selon l’ancien calendrier russe) à Petrograd
(actuelle Saint-Pétersbourg) après la révolution
Octobre2, elle sera obligée
de quitter la Russie
avec sa famille pour s’installer d’abord en Finlande et deux ans après à
Paris. Son père Iskender Mélikov (1876-1948) est un riche homme d’affaires
de Bakou associé avec les frères Nobel. Au début du XXème, étant toujours
en déplacement entre Saint-Pétersbourg et
sa ville natale, il rencontre et épouse la belle ballerine russe Eugénie
Mokchanoff. En 1922 est né le frère d’Irène, André Mélikoff, qui deviendra
ingénieur et s’installera au Canada. La petite Irène dès
son enfance partage trois cultures et
parla trois langues : le russe avec
sa maman, l’anglais avec sa gouvernante et le français, langue de sa
patrie d’adoption. Son père étant diplômé de l’Université
Suisse connaissait encore quelques langues
étrangères et préférait parler azerbaïdjanais
avec sa fille. Cela s’explique pour
ses sentiments liés à sa patrie. Après le
lycée, elle s’intéresse à l’histoire de l’Islam et pour être proche à sa
culture paternelle commence à apprendre le turc. À cette période, elle
découvre dans la bibliothèque de son père le Divan
de Hafiz, les œuvres de Sa'di et les quatrains
d'Omar Khayyâm qui influencent ses études
supérieures. Vers la fin des années
1930, elle continue ses études
à l’Ecole Nationale des Langues Orientales à Paris. Avec le
commencement de la Deuxième Guerre mondiale, elle
interrompe ses études, se marie (1940) avec Faruk Sayar et
s’installe (1941) en Turquie3. À Ankara, elle enseigne au Collège
American d’Izmir et met au monde ses trois filles Belkis Sonia, Laden et
Shirin Laure.
Après sept années de la vie maritale
en 1948, Mme Mélikoff avec ses deux
filles rejoigne Paris et se prépare à accoucher de sa troisième
fille. Son mari ne retourne plus après 1948 en France et se marie encore
deux fois. Grâce à sa mère qui prend en charge l’éducation de ses enfants,
elle reprend ses études à l’université. D’abord elle prépare un diplôme
de persan, un diplôme de l’Ecole Pratique des Hautes Etudes, une
licence ès lettres et, enfin, en 1957, elle soutient son doctorat ès
lettres à la
Sorbonne. Encore étudiante à l’université, elle s’engage
dès 1951 en tant que chercheuse au CNRS. En 1954 parut son premier livre
Le Destan d’Umur Pacha. Son deuxième livre
en deux volumes, intitulé La Geste de
Melik Danishmend, parait en 1960 et lui valait le titre de
Docteur-Es-Lettres. En 1963, elle devient directrice de
recherche au CNRS. En 1968, elle est
invitée à l’Université des Science Humaines
de Strasbourg et devient directrice des
Instituts d’Etudes Turques et Etudes Persanes4. En 1969, professeure titulaire de l’Université de Strasbourg,
Mme Mélikoff fonde avec Georges Livet la revue
Turcica5. Ses recherches l’ont
orientée vers l’Anatolie, les Balkans,
l’Azerbaïdjan, l’Iran et l’Asie Mineure.
Plus de 70 articles rédigés par Irène Mélikoff
ont été publiés dans l’Encyclopédie de
l’Islam. Se sentant très proche de
la sensibilité, du rite et des
croyances des Alévi-Bektachis, Irène Mélikoff,
consacre encore quelques œuvres précieuses à
l’alévisme : Abu Muslim, le « Porte-Hache »
du Khorasan (1966), Sur les traces du
soufisme turc (1992), Hadji Bektâchî :
un mythe et ses avatars (1998), Au
banquet des Quarante. Exploration au cœur du bektachisme et
de l’alévisme (2001). À ce propos elle
disait : J’ai posé les premières pierres de l’étude du mouvement alévi-bektâchî.
Maintenant il faut que vous continuiez ce travail, sinon il sera perdu6.
Poursuivant les travaux scientifiques,
conférences, colloques et congrès, Mme Mélikoff
organisait parallèlement en 1984, le premier
colloque Franco-Azerbaïdjanais de Strasbourg. En
même temps, elle fait publier des articles
de Sara Achurbeyli, Oqtay Efendiyev, Ezizağa
Memmedov dans Turcica et organise les
séjours de musiciens azerbaïdjanais en France. Elle est
aussi l’auteure d’une recherche sur la créativité de Khataï, des
travaux de M. F. Akhoundov, le mouvement de Babek, de
l’histoire de la dynastie des Safavides ainsi que d’un
certain nombre de monographies. Elle était
également l’une des membres actifs de la Maison d’Azerbaïdjan en
France fondée à Paris par Cheyhoun
bey Hadjibeyli. La
Maison d’Azerbaïdjan (2005) de Strasbourg aussi était créée
par son initiative.
Irène Mélikoff est inhumée selon le
rite orthodoxe au cimetière russe de
Sainte-Geneviève-des-Bois, près de Paris, où reposent ses parents et de
nombreux réfugiés de 1917. La fille aînée de Mme Mélikoff, Belkis Sonia
Philonenko a été professeur en Littérature russe de l’Université de
Strasbourg et directrice du Département d’Etudes Slaves. Sa dernière
fille Shirin Melikoff est traductrice à l’Académie Diplomatique
Internationale. Elle a été mariée avec l’une des figures importantes du
mouvement alévi, Kasim Yeşilgül.
J'ai eu l'occasion de rencontrer quelquefois Mme Mélikoff. Notre
première rencontre a eu lieu dans son appartement de Strasbourg au mois de
mars 2008. La deuxième rencontre a été réalisée au mois de mars de la même
année cette fois-ci avec Shirin Mélikoff qui connaît bien la
communauté azerbaïdjanaise de Paris. Tout de suite j'ai senti que Mme Mélikoff
était heureuse de voir la présence des étudiants azerbaïdjanais en France,
presque impossible il y a quelques années. Notre conversation n'a duré
qu'une vingtaine de minutes à cause de sa santé et les idées étaient
vagues. Elle effectue sa première visite en Azerbaïdjan avec sa fille
Shirin. Arrivant devant la bibliothèque Mirze Elekber Sabir de Bakou, elle
s'arrête et ne pourra plus bouger jusqu'à ce qu'une personne de la foule
qui l'attendait avec impatience sortie en disant en russe, mais pourquoi
vous n’osez pas entrer, ce bâtiment appartiennent à votre famille! À ce
moment, Mme Mélikoff sentira une grande souffrance
morale tandis que sa fille Shirin était déjà
entrée dans le bâtiment. Notre deuxième entretien a eu lieu quelques semaines
plus tard toujours dans le même appartement
avec Shirin Mélikoff. Elle partage non
seulement l'histoire de sa famille, mais aussi
donna de précieuses informations sur l'immigration azerbaïdjanaise.
Au mois de décembre 2008, c'est à la
Maison d'Azerbaïdjan de Strasbourg qu’est organisé le
90eanniversaire d'Irène Mélikoff.
Irène Mélikoff a
été honorée pour ses recherches et travaux par des prix et distinctions suivants:
- Légion
d’Honneur du Ministère d’Education de l’Iran (1973)
- Diplôme
d’Honneur du Ministère d’Etat de Turquie (1973),
- Chevalier de
l'Ordre des Palmes Académiques (1978)
- Officier de
l'Ordre des Palmes Académiques (1983),
- Médaille
d’Honneur de la Société
d’Histoire Turque (1982),
- Légion
d’Honneur de la
Commémoration de Mevlana (1982),
- Légion
d’Honneur de l’Université de Strasbourg (1992),
- Chevalier de
l'Ordre du Mérite (1994)
- Doctorat
Honoris Causa de l’Université de Bakou (1996)
- Membre
d’honneur de Azerbaijan Democratic Union of Intelligentsia (1990)
- Doctorat
Honoris Causa de l’Université de Konya
- Prix spécial
du festival international « Cinéma et Histoire », Istanbul (2007)
1.Interview de Fazil Rehmanzade
avec Irène Mélikoff Ayrıliq kədəri yaman olurmuş
(La douleur de la séparation est affreuse) in :
Azərbaycan müəllimi, 1988 novembre, Bakou, Kommunist.
2.Dans mon premier entretien avec
Mme Mélikoff, elle se plaisait à comparer
son âge avec la Révolution d’Octobre.
3.Faruk Sayar est le fils de Salih Zeka Sayar un
mathématicien célèbre de Turquie.
4.Le département d’Etudes Turques a été crée en 1962 par
Professeur René Giraud, spécialiste des inscriptions de l'Orkhon en
Mongolie.
5.Turcica est une revue publiée
depuis 1969. Elle réunie des articles
des savants des différents pays les
plus compétents et les plus novateurs, des spécialistes de la Turquie et des peuples
turcs. Sous la direction d’Irène Mélikoff, Turcica publia vingt numéros et
devint l’une des revues les plus importantes du domaine turcologique.
6.Belkis-Sonia Philonenko Hommage à Irène Mélikoff,
Strasbourg le 10 janvier 2009
VAZEH 09/01/2013
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