Les premiers étudiants azérbaïdjanais en Europe pendant la période de la
République Démocratique d’Azerbaïdjan
Dr. Vazeh ASGAROV
Doctor de l’Université de Strasbourg
Vice-Recteur de l’Université d’État du Pétrole et de l’Industrie de Azerbaïdjan
(ASOIU)
Email : vazeh.askarov@asoiu.edu.az
Mots
clés: étudiants azérbaïdjanais, migration politique, émigration, identité nationale, l’Azerbaïdjan
soviétique, résistance culturelle, République démocratique d’Azerbaïdjan
Introduction
Dans cette recherche, nous aimerions
nous concentrer sur les 100 premiers etudiants azerbaïdjanais qui, durant
presque toute la période soviétique, sont restés inconnus tant de leurs
compatriotes que des citoyens de leur pays de résidence. L’idéologie soviétique
efface de la mémoire du peuple toute l’histoire du mouvement de libération
nationale et de la République Démocratique d’Azerbaïdjan (RDA). Malgré la
politique constante des Soviétiques visant à dissimuler l'histoire,
aujourd'hui, 100 ans plus tard, de précieux documents des archives retrouvent
leur place. Dès les premiers mois suivant la prise de pouvoir par l'Union soviétique,
des milliers de personnes ont quitté l'Azerbaïdjan, et celles qui se sont
retrouvées à l’étranger n'ont pas pu revenir dans le pays. À l'époque soviétique, ces individus étaient
considérés comme d’ennemis du peuple ou de nationalistes bourgeois. Les
articles et ouvrages publiés par les plus célèbres d’entre eux, étaient
interdits de lecture. La plupart d’entre eux choisiront les pays européens comme seconde
patrie. Parmi eux, on rencontre des diplomates, des fondateurs de la première
république, des étudiants, des familles de riches industriels du pétrole, des
prisonniers de guerre et des révolutionnaires. En étudiant la vie des migrants,
nous aimerions nous concentrer sur leurs biographies et présenter certains des
plus célèbres d’entre eux. Évidemment, ces quelques pages n'apporteront pas de
réponses directes sur la vie de ces personnages célèbres, et nous tenons à
souligner que cela pourrait faire l'objet d'une autre étude et que chacun de
ces personnages mérite une étude plus approfondie.
Contexte
historique
Au milieu du XIXe siècle, après la conquête de l’Azerbaïdjan du Nord, le gouvernement
russe a ressenti la nécessité d’introduire un nouveau système d’enseignement public,
qui permettrait de former et assuer la formation de fonctionnaires pour
soutenir la politique et la situation économique dans la province. A cette
période, le Seminaria (Séminaire)
Transcaucasien de Géorgie était un centre majeur de formation du personnel
enseignant. À la fin du XIXe siècle, les jeunes azerbaïdjanais (uniquement les
jeunes hommes) issus des familles les plus riches poursuivaient leurs études
dans les établissements supérieurs de Tbilissi, Gori, Saint-Pétersbourg ainsi
que d’autres régions de Russie. Dans le même temps, certains ont choisi des
universités européennes pour poursuivre leurs études, comme par exemple Rashid
bey Akhoundov, Ahmed Agaoglu, Mohsum Khanlarov et Mohammed Aga Shakhtakhtinsky.
Il est également nécessaire de préciser ici que tout au long du XXe siècle, il
y a eu quelques envois de jeunes étudiants azerbaïdjanais à l'étranger :
pendant la République Démocratique d’Azerbaïdjan (RDA), dans les années 1970
(principalement vers des institutions de l'Union soviétique) et après la
restauration de l'indépendance de l'Azerbaïdjan en 1991. Dans cet article, nous
aimerions retracer l’histoire de la première promotion de 100 étudiants, qui a
commencé à l'époque de la RDA, et le sort de la plupart de ces étudiants depuis
lors reste inconnu.
Le groupe des étudiants
azerbaïdjanais arrivés à Paris
Source : Ismayilov Mahmud,
Maksvell Nigar (2008) Azərbaycan tarixi VII cilddə, 1900-1920-ci illər (L’histoire
de l’Azerbaïdjan du 1900 au 1920, en 7 volumes), Bakı, Elm, p. 576.
Programme d’envoi d’étudiants
Avec la proclamation
de la République Démocratique d’Azerbaïdjan, l’éducation publique a été
favorisée. Dès le premier jour, le Ministère de l’Éducation Publique (Xalq
Maarifi Nazirliyi) a été créé. Ce ministère était également compétent sur
le plan culturelle. L’une de ses tâches les plus importantes était
l’organisation de l’enseignement supérieur et la formation du personnel. Il a
été décidé de créer trois établissements d’enseignament supérieures: l’Université
d’État de Bakou, le Conservatoire d’État et l’Institut d’Agriculture. Le 1er
septembre 1919, a eu lieu l’innauguration de la première université en
Azerbaïdjan - l’Université d’État de Bakou. Le même jour, avec le décret du
parlement de la RDA, le ministère de l’Éducation publique s’est donné pour une
mission d’envoyer 100 étudiants azerbaïdjanais dans les établissements
d’enseignement supérieures les plus prestigieux du monde pour l’année
universitaire 1919-1920. Le Parlement de la République a décidé d’allouer 7
millions de manats du trésor public à la disposition du ministère. Il est
attribué aux futurs étudiants européens une bourse de 400 francs mensuels et de
1000 francs pour le voyage. Pour les étudiants envoyés aux établissements d’enseignement
supérieurs en Russie, le montant de la bourse s’élevait à 3000 roubles et 1000 manats.
Pour sélectionner les étudiants, un jury composée de M.E. Rasoulzade, E.
Pepinov, G. Garabeyli, M. Hadjinski, A. Efendizade a été créé au sein du même
ministère. Le jury a décidé d’envoyer 45 étudiants en France, de 23 étudiants
en Italie, de 10 étudiants en Angleterre, de 9 étudiants en Turquie et de 13
étudiants en Russie. Toutefois, le ministère a déclaré la liste des étudiants
selon une répartition différente : 49 en Allemagne, 27 en France, 4 en Italie,
1 en Angleterre et 6 en Turquie. En raison de la guerre civile en Russie, les
13 étudiants sélectionnés ne seront pas envoyés
(Mahmudov, 2005 : 15).
Parcours et
difficultés des étudiants
Le 14 janvier 1920, les étudiants, accompagnés par leurs
parents, de membres du Parlement, des hommes d'affaires, des personnélités
religieuses ainsi que par les représentants public ont été envoyé tous
solennellement à Paris. Leur voyage dura près d’un mois. Après avoir transité
par Tbilissi, Istanbul et Rome, les 78 futurs étudiants sont arrivés le 11
février à Paris et ont été hébergés aux hôtels Belmont et Iéna. Avant de
partir dans différents pays, les étudiants prennent une photo souvenir. Plus
tard, cette photographie historique sera confiée à R. Abutalibov par Mamed bey
Magerramov, le plus jeune membre de la délégation envoyée à la Conférence de
paix de Versailles.
Source : Ismayilov Mahmud, Maksvell Nigar (2008) Azərbaycan tarixi VII cilddə, 1900-1920-ci illər (L’histoire de l’Azerbaïdjan du 1900 au 1920, en 7 volumes), Bakı, Elm, p. 13.
Ils recevront une allocation pendant six mois. Cependant,
avec l’occupation de l’Azerbaïdjan par les bolcheviks, la situation dans le
pays a radicalement changé. Les étudiants ne recevant plus de bourses d’études
s'adressaient régulièrement à Nariman Narimanov, président du Parti communiste
d'Azerbaïdjan. À l'initiative personnelle de N. Narimanov, une réunion fut
organisée le 9 août 1920. Le comité décida de rétablir la bourse et d'aider les
étudiants à l'étranger à poursuivre leurs études. Le 18 juin 1921, N. Narimanov
chargea Bahram Akhundov, qui s'occupait des étudiants à l'étranger depuis 1919,
d'examiner leur situation en Europe. D'octobre 1921 à janvier 1922, B. Akhundov
effectua un voyage d'affaires dans les capitales des pays européens pour
évaluer la situation financière des étudiants. A son retour, il détaille dans
son rapport les activités de 28
étudiants en France, 49 étudiants
en Allemagne et 3 étudiants en
Italie. Le 22 mars 1922, N. Narimanov ordonna que toutes les possibilités
soient créées pour que les étudiants puissent poursuivre leurs études.
Cependant, à la fin de 1922, avec le départ de N. Narimanov à Moscou au comité
régional du Parti communiste de Transcaucasie, la situation des étudiants
changea.
Miri bəy Vəzirov, İskəndər Rzazadə, Mustafa bəy Vəkilov (Paris, 1920)
A cette époque, comme le note R. Abutalibov, le corps
étudiant était divisé en deux parties : les fidèles et les infidèles. De
plus, c’était une période où l’Azerbaïdjan avait besoin de personnel qualifié.
Dans la lettre de B. Akhundov à D. Gadzhibeyli, nous lisons : ...l'absence de Nariman a tout changé pour les
étudiants, ce qui se passera ensuite, nous ne le savons pas ; Je ne les oublie
pas et ne les oublierai jamais quand je reviendrai à Bakou, je prendrai soin
d’eux, nous avons seulement besoin d’eux pour étudier (Abutalibov,
2006 : 71-72).
Les étudiants azerbaïdjanais en France, 20 mai 1920
Témoignages
Jusqu'à présent, nous n'avons très peu d’information sur
ces 73 étudiants envoyés à l'étranger en 1920. Au contraire, nous savons que la
plupart des étudiants ont été contraints de travailler dans des conditions
difficiles pour survivre. Certains d’entre eux ont fini en prison à cause de
leurs dettes, comme Chikhzamanov et Ismail Aliyev, d'autres ont fini par se
suicider. Un petit nombre d’entre eux ont terminé leurs études avec difficulté
et sont retournés en Azerbaïdjan. Bientôt, leurs noms seront entendus parmi les
victimes de la Terreur rouge stalinienne.
Les lettres des étudiants azerbaïdjanais adressées à Jeyhun-bey Hajibeyli
expriment les inquiétudes de B. Akhundov. En voici quelques-uns :
La lettre d’Ajdar bey Akhoundov,
Cher Jeyhun
Bey,
Je ne peux pas
vous exprimer ma sincère gratitude pour votre attention fraternelle à mon égard
dans un moment aussi difficile...
Je vis dans une
famille d'accueil depuis deux mois maintenant. Mais jusqu'au 1er juin, je
travaillais à Paris, le travail là-bas était facile et je le supporté plus ou
moins, mais en été, ils venaient ici (la ville touristique de Dinard en France)
dans leur résidence privée et mon travail était multiplié par 10, je devais me
lever à 6 heures du matin et aller en ville chercher du lait.
Quand je rentre
à la maison à 8h30, la prochaine partie du travail commence : le nettoyage de
l'appartement de 14 pièces, à peine terminé, je jure que mes jambes tremblent
de fatigue et de faiblesse, et en plus de cela je dois aider dans la cuisine,
mais c'est plus qu'un cauchemar... Quel désordre ! ! Dans cette circonstance il
faut rester jusqu'à 22h30.
Pardonnez-moi,
pour l'amour de Dieu, parce que je pleure maintenant et je ne peux pas
continuer à écrire...
Pour l'amour de
Dieu, aidez-moi, j'ai peur de devenir fou de peur...
Restant votre
fidèle Ajdar Bey.
Lettre
d'Abdul-Huseyn Dadashov d'Allemagne,
Cher Jeyhun
Bey,
...le gouvernement
exclut certains étudiants de la liste ; Je suis parmi eux. La raison était des
amis ici dont les opinions ne coïncidaient pas avec mon point de vue...
Cordialement votre Abdul-Hussein.
L’une des lettres
d’un étudiant de l’Allemand, Teymur Aslanov, explique bien comment se décide le
destin des étudiants à Bakou.
Certainement,
vous êtes au courant des affaires étudiantes actuelles. Pour votre information,
je tiens à vous informer que j'ai été exclu de la liste des bénéficiaires de
bourses. Lors d'une réunion de la commission spéciale à Bakou, quelqu'un a
rapporté que j'étais très proche du cercle des militants et que je transmettais
immédiatement et ponctuellement des informations sur chacun à Constantinople.
Cordialement
votreTeymur (Abutalibov,
2006 : 72-73)
Conclusion
Cette étude met en évidence l’importance historique et symbolique des
premiers étudiants azérbaïdjanais envoyés en Europe durant la période de la
République démocratique d’Azerbaïdjan. Leur parcours, marqué par l’ambition
d’accéder à une formation supérieure dans un contexte politique instable,
illustre à la fois les aspirations nationalistes à l’indépendance et les défis
engendrés par la guerre, l’occupation soviétique et les difficiles conditions
de vie à l’étranger. La diversité de leurs trajectoires, souvent empreintes de
sacrifices et de luttes personnelles, témoigne de leur engagement envers le
développement national et l’éducation. Cependant, leur histoire demeure encore
partiellement méconnue, soulignant la nécessité de mener des recherches
approfondies pour mieux comprendre leur rôle dans l’histoire de l’Azerbaïdjan.
En réexaminant ces parcours, cette étude contribue à la préservation de la
mémoire collective et à l’identification des enjeux liés à l’émigration
politique ou éducative dans le contexte du mouvement national azérbaïdjanais.
Bibliographie
1. Абуталыбов Рамиз (2006), Годы и встречи в Париже (ABOUTALIBOV Ramiz, Les années et les rencontres à Paris), Moscou, SJS Media.
2. Asgarov Vazeh (2014) L’immigration des Azerbaïdjanais, L'immigration générale des Azerbaïdjanais, histoire et perspectives : le cas de la France, Allemagne, PAF, p.425.
3. Asgarov Vazeh (2022) L'immigration des Azerbaïdjanais en France, Edition Kapaz, Strasbourg, France, ISBN: 978-2-492157-03-5, p.341.
4. Mahmudov Yagub (2005), Azərbaycan Xalq Cümhuriyyəti Ensiklopediyası I və II cild (L’encyclopédie de la République Populaire d’Azerbaïdjan, 1er et 2e volumes), Bakı, Lider.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire