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mardi 27 mai 2025

 

Les premiers étudiants azérbaïdjanais en Europe pendant la période de la République Démocratique d’Azerbaïdjan

 



Dr. Vazeh ASGAROV
Doctor de l’Université de Strasbourg
Vice-Recteur de l’Université d’État du Pétrole et de l’Industrie de Azerbaïdjan (ASOIU)
Email : 
vazeh.askarov@asoiu.edu.az

 

Mots clés: étudiants azérbaïdjanais, migration politique, émigration, identité nationale, l’Azerbaïdjan soviétique, résistance culturelle, République démocratique d’Azerbaïdjan

 

Introduction

Dans cette recherche, nous aimerions nous concentrer sur les 100 premiers etudiants azerbaïdjanais qui, durant presque toute la période soviétique, sont restés inconnus tant de leurs compatriotes que des citoyens de leur pays de résidence. L’idéologie soviétique efface de la mémoire du peuple toute l’histoire du mouvement de libération nationale et de la République Démocratique d’Azerbaïdjan (RDA). Malgré la politique constante des Soviétiques visant à dissimuler l'histoire, aujourd'hui, 100 ans plus tard, de précieux documents des archives retrouvent leur place. Dès les premiers mois suivant la prise de pouvoir par l'Union soviétique, des milliers de personnes ont quitté l'Azerbaïdjan, et celles qui se sont retrouvées à l’étranger n'ont pas pu revenir dans le pays. À l'époque soviétique, ces individus étaient considérés comme d’ennemis du peuple ou de nationalistes bourgeois. Les articles et ouvrages publiés par les plus célèbres d’entre eux, étaient interdits de lecture. La plupart d’entre eux choisiront les pays européens comme seconde patrie. Parmi eux, on rencontre des diplomates, des fondateurs de la première république, des étudiants, des familles de riches industriels du pétrole, des prisonniers de guerre et des révolutionnaires. En étudiant la vie des migrants, nous aimerions nous concentrer sur leurs biographies et présenter certains des plus célèbres d’entre eux. Évidemment, ces quelques pages n'apporteront pas de réponses directes sur la vie de ces personnages célèbres, et nous tenons à souligner que cela pourrait faire l'objet d'une autre étude et que chacun de ces personnages mérite une étude plus approfondie.

 

 

 

Contexte historique

Au milieu du XIXe siècle, après la conquête de l’Azerbaïdjan du Nord, le gouvernement russe a ressenti la nécessité d’introduire un nouveau système d’enseignement public, qui permettrait de former et assuer la formation de fonctionnaires pour soutenir la politique et la situation économique dans la province. A cette période, le Seminaria (Séminaire) Transcaucasien de Géorgie était un centre majeur de formation du personnel enseignant. À la fin du XIXe siècle, les jeunes azerbaïdjanais (uniquement les jeunes hommes) issus des familles les plus riches poursuivaient leurs études dans les établissements supérieurs de Tbilissi, Gori, Saint-Pétersbourg ainsi que d’autres régions de Russie. Dans le même temps, certains ont choisi des universités européennes pour poursuivre leurs études, comme par exemple Rashid bey Akhoundov, Ahmed Agaoglu, Mohsum Khanlarov et Mohammed Aga Shakhtakhtinsky. Il est également nécessaire de préciser ici que tout au long du XXe siècle, il y a eu quelques envois de jeunes étudiants azerbaïdjanais à l'étranger : pendant la République Démocratique d’Azerbaïdjan (RDA), dans les années 1970 (principalement vers des institutions de l'Union soviétique) et après la restauration de l'indépendance de l'Azerbaïdjan en 1991. Dans cet article, nous aimerions retracer l’histoire de la première promotion de 100 étudiants, qui a commencé à l'époque de la RDA, et le sort de la plupart de ces étudiants depuis lors reste inconnu.

 

            Le groupe des étudiants azerbaïdjanais arrivés à Paris

Source : Ismayilov Mahmud, Maksvell Nigar (2008) Azərbaycan tarixi VII cilddə, 1900-1920-ci illər (L’histoire de l’Azerbaïdjan du 1900 au 1920, en 7 volumes), Bakı, Elm, p. 576.

 

Programme d’envoi d’étudiants

Avec la proclamation de la République Démocratique d’Azerbaïdjan, l’éducation publique a été favorisée. Dès le premier jour, le Ministère de l’Éducation Publique (Xalq Maarifi Nazirliyi) a été créé. Ce ministère était également compétent sur le plan culturelle. L’une de ses tâches les plus importantes était l’organisation de l’enseignement supérieur et la formation du personnel. Il a été décidé de créer trois établissements d’enseignament supérieures: l’Université d’État de Bakou, le Conservatoire d’État et l’Institut d’Agriculture. Le 1er septembre 1919, a eu lieu l’innauguration de la première université en Azerbaïdjan - l’Université d’État de Bakou. Le même jour, avec le décret du parlement de la RDA, le ministère de l’Éducation publique s’est donné pour une mission d’envoyer 100 étudiants azerbaïdjanais dans les établissements d’enseignement supérieures les plus prestigieux du monde pour l’année universitaire 1919-1920. Le Parlement de la République a décidé d’allouer 7 millions de manats du trésor public à la disposition du ministère. Il est attribué aux futurs étudiants européens une bourse de 400 francs mensuels et de 1000 francs pour le voyage. Pour les étudiants envoyés aux établissements d’enseignement supérieurs en Russie, le montant de la bourse s’élevait à 3000 roubles et 1000 manats. Pour sélectionner les étudiants, un jury composée de M.E. Rasoulzade, E. Pepinov, G. Garabeyli, M. Hadjinski, A. Efendizade a été créé au sein du même ministère. Le jury a décidé d’envoyer 45 étudiants en France, de 23 étudiants en Italie, de 10 étudiants en Angleterre, de 9 étudiants en Turquie et de 13 étudiants en Russie. Toutefois, le ministère a déclaré la liste des étudiants selon une répartition différente : 49 en Allemagne, 27 en France, 4 en Italie, 1 en Angleterre et 6 en Turquie. En raison de la guerre civile en Russie, les 13 étudiants sélectionnés ne  seront pas envoyés (Mahmudov, 2005 : 15).

 

Parcours et difficultés des étudiants

Le 14 janvier 1920, les étudiants, accompagnés par leurs parents, de membres du Parlement, des hommes d'affaires, des personnélités religieuses ainsi que par les représentants public ont été envoyé tous solennellement à Paris. Leur voyage dura près d’un mois. Après avoir transité par Tbilissi, Istanbul et Rome, les 78 futurs étudiants sont arrivés le 11 février à Paris et ont été hébergés aux hôtels Belmont et Iéna. Avant de partir dans différents pays, les étudiants prennent une photo souvenir. Plus tard, cette photographie historique sera confiée à R. Abutalibov par Mamed bey Magerramov, le plus jeune membre de la délégation envoyée à la Conférence de paix de Versailles.

 

 

 

 

 

Les étudiants azerbaïdjanais de Paris

Source : Ismayilov Mahmud, Maksvell Nigar (2008) Azərbaycan tarixi VII cilddə, 1900-1920-ci illər (L’histoire de l’Azerbaïdjan du 1900 au 1920, en 7 volumes), Bakı, Elm, p. 13.

 

Ils recevront une allocation pendant six mois. Cependant, avec l’occupation de l’Azerbaïdjan par les bolcheviks, la situation dans le pays a radicalement changé. Les étudiants ne recevant plus de bourses d’études s'adressaient régulièrement à Nariman Narimanov, président du Parti communiste d'Azerbaïdjan. À l'initiative personnelle de N. Narimanov, une réunion fut organisée le 9 août 1920. Le comité décida de rétablir la bourse et d'aider les étudiants à l'étranger à poursuivre leurs études. Le 18 juin 1921, N. Narimanov chargea Bahram Akhundov, qui s'occupait des étudiants à l'étranger depuis 1919, d'examiner leur situation en Europe. D'octobre 1921 à janvier 1922, B. Akhundov effectua un voyage d'affaires dans les capitales des pays européens pour évaluer la situation financière des étudiants. A son retour, il détaille dans son rapport les activités de 28 étudiants en France, 49 étudiants en Allemagne et 3 étudiants en Italie. Le 22 mars 1922, N. Narimanov ordonna que toutes les possibilités soient créées pour que les étudiants puissent poursuivre leurs études. Cependant, à la fin de 1922, avec le départ de N. Narimanov à Moscou au comité régional du Parti communiste de Transcaucasie, la situation des étudiants changea.

 

Miri bəy Vəzirov, İskəndər Rzazadə, Mustafa bəy Vəkilov (Paris, 1920)

A cette époque, comme le note R. Abutalibov, le corps étudiant était divisé en deux parties : les fidèles et les infidèles. De plus, c’était une période où l’Azerbaïdjan avait besoin de personnel qualifié. Dans la lettre de B. Akhundov à D. Gadzhibeyli, nous lisons : ...l'absence de Nariman a tout changé pour les étudiants, ce qui se passera ensuite, nous ne le savons pas ; Je ne les oublie pas et ne les oublierai jamais quand je reviendrai à Bakou, je prendrai soin d’eux, nous avons seulement besoin d’eux pour étudier (Abutalibov, 2006 : 71-72).

 

 

            Les étudiants azerbaïdjanais en France, 20 mai 1920



Témoignages

Jusqu'à présent, nous n'avons très peu d’information sur ces 73 étudiants envoyés à l'étranger en 1920. Au contraire, nous savons que la plupart des étudiants ont été contraints de travailler dans des conditions difficiles pour survivre. Certains d’entre eux ont fini en prison à cause de leurs dettes, comme Chikhzamanov et Ismail Aliyev, d'autres ont fini par se suicider. Un petit nombre d’entre eux ont terminé leurs études avec difficulté et sont retournés en Azerbaïdjan. Bientôt, leurs noms seront entendus parmi les victimes de la Terreur rouge stalinienne. Les lettres des étudiants azerbaïdjanais adressées à Jeyhun-bey Hajibeyli expriment les inquiétudes de B. Akhundov. En voici quelques-uns :

La lettre d’Ajdar bey Akhoundov,

Cher Jeyhun Bey,

Je ne peux pas vous exprimer ma sincère gratitude pour votre attention fraternelle à mon égard dans un moment aussi difficile...

Je vis dans une famille d'accueil depuis deux mois maintenant. Mais jusqu'au 1er juin, je travaillais à Paris, le travail là-bas était facile et je le supporté plus ou moins, mais en été, ils venaient ici (la ville touristique de Dinard en France) dans leur résidence privée et mon travail était multiplié par 10, je devais me lever à 6 heures du matin et aller en ville chercher du lait.

Quand je rentre à la maison à 8h30, la prochaine partie du travail commence : le nettoyage de l'appartement de 14 pièces, à peine terminé, je jure que mes jambes tremblent de fatigue et de faiblesse, et en plus de cela je dois aider dans la cuisine, mais c'est plus qu'un cauchemar... Quel désordre ! ! Dans cette circonstance il faut rester jusqu'à 22h30.

Pardonnez-moi, pour l'amour de Dieu, parce que je pleure maintenant et je ne peux pas continuer à écrire...

Pour l'amour de Dieu, aidez-moi, j'ai peur de devenir fou de peur...

Restant votre fidèle Ajdar Bey.

 

 

Lettre d'Abdul-Huseyn Dadashov d'Allemagne,

Cher Jeyhun Bey,

...le gouvernement exclut certains étudiants de la liste ; Je suis parmi eux. La raison était des amis ici dont les opinions ne coïncidaient pas avec mon point de vue...

 Cordialement votre Abdul-Hussein.

 

 

L’une des lettres d’un étudiant de l’Allemand, Teymur Aslanov, explique bien comment se décide le destin des étudiants à Bakou.

Certainement, vous êtes au courant des affaires étudiantes actuelles. Pour votre information, je tiens à vous informer que j'ai été exclu de la liste des bénéficiaires de bourses. Lors d'une réunion de la commission spéciale à Bakou, quelqu'un a rapporté que j'étais très proche du cercle des militants et que je transmettais immédiatement et ponctuellement des informations sur chacun à Constantinople.

 

Cordialement votreTeymur (Abutalibov, 2006 : 72-73)

 

 

 

 

Conclusion

Cette étude met en évidence l’importance historique et symbolique des premiers étudiants azérbaïdjanais envoyés en Europe durant la période de la République démocratique d’Azerbaïdjan. Leur parcours, marqué par l’ambition d’accéder à une formation supérieure dans un contexte politique instable, illustre à la fois les aspirations nationalistes à l’indépendance et les défis engendrés par la guerre, l’occupation soviétique et les difficiles conditions de vie à l’étranger. La diversité de leurs trajectoires, souvent empreintes de sacrifices et de luttes personnelles, témoigne de leur engagement envers le développement national et l’éducation. Cependant, leur histoire demeure encore partiellement méconnue, soulignant la nécessité de mener des recherches approfondies pour mieux comprendre leur rôle dans l’histoire de l’Azerbaïdjan. En réexaminant ces parcours, cette étude contribue à la préservation de la mémoire collective et à l’identification des enjeux liés à l’émigration politique ou éducative dans le contexte du mouvement national azérbaïdjanais.

 

Bibliographie

       1. Абуталыбов Рамиз (2006), Годы и встречи в Париже (ABOUTALIBOV Ramiz, Les années et les rencontres à Paris), Moscou, SJS Media. 

       2. Asgarov Vazeh (2014) L’immigration des Azerbaïdjanais, L'immigration générale des Azerbaïdjanais, histoire et perspectives : le cas de la France, Allemagne, PAF, p.425.

      3.  Asgarov Vazeh (2022) L'immigration des Azerbaïdjanais en France, Edition Kapaz, Strasbourg, France, ISBN: 978-2-492157-03-5, p.341.

   4. Mahmudov Yagub (2005), Azərbaycan Xalq Cümhuriyyəti Ensiklopediyası I və II cild (L’encyclopédie de la République Populaire d’Azerbaïdjan, 1er et 2e volumes), Bakı, Lider.

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