VAZEH ASGAROV
La migration forcée des travailleurs azerbaïdjanais entre 1948-1953. L’idée de la création de la Grande Arménie sans Turcs
La déportation est un mot d’origine latine qui signifie être déplacé par la force, d’un endroit à un autre. Le terme est employé en 1791 en France pour exprimer la déportation des suspects1. Ce processus touchait plutôt les révolutionnaires qui furent envoyés à vie dans des endroits inhabités. En France, avec la loi du 23 mars 1872, des zones spéciales pour la déportation ont été créées2. Pendant la période de l’Empire russe et de l’Union soviétique, la déportation a été aussi beaucoup utilisée.
La déportation concerne les peuples qui n’ont plus le droit de vivre dans leur territoire d’origine, les personnes n’ayant plus de nationalité ou résidant clandestinement dans un pays étranger. Par contre, la déportation des dizaines de milliers d’ouvriers azerbaïdjanais entre 1948 et 1953 est loin des mouvements originels pour la simple raison qu’il fut chassé de leur propre terre dont ils étaient autochtones. La politique arménienne consistant à créer la Grande Arménie de la mer à la mer (de la mer Noire à la mer Caspienne) sans Turcs n’a pas entièrement abouti, mais a réussi à construire un pays arménien. Ce projet de reconstruction d’une Grande Arménie de la mer à la mer est basé sur le fait que toutes les terres sur lesquelles vivent ou ont vécu les Arméniens sont de fait arméniennes et doivent donc appartenir à l'état arménien. Pendant 70 ans de domination soviétique, l'Arménie a mené une politique visant à réserver « l'Arménie aux Arméniens », en élargissant son territoire au détriment de terres azerbaïdjanaises et en recourant à tous les moyens possibles pour expulser les Azerbaïdjanais de leurs terres historiques et ethniques. Pendant cette période, la politique mentionnée ci-dessus a été mise en oeuvre de façon systématique et méthodique (Orbaki, Gandjali, 1991).
Après l’installation du pouvoir soviétique en Arménie, la plupart des Azerbaïdjanais vivant en Turquie, en Iran et en Géorgie ont réussi à retourner sur leur terre d’origine en Arménie, d’où ils étaient partis au début du XXème siècle à cause des conflits ethniques.
Jusqu’en 1922, malgré toutes les difficultés, 100 000 personnes ont pu retourner sur leurs terres. D’après la statistique de 1926, il y avait 743 573 Arméniens et 840 717 Azerbaïdjanais en Arménie. Par contre, la croissance démographique turque (azerbaïdjanaise) représentant 56.8 % de la population dérangeait de plus en plus l’autorité arménienne. Dans les années répression de 1937 et 1939, des milliers d’azerbaïdjanais habitant dans les régions proches de la Turquie étaient accusés de collaboration avec les Turcs et étaient soumis à la déportation. On estime à plus de 50 000 les personnes déportées dans les années 1930 (Arzumanli, Mustafa, 1998 : 105-111).
Ayant la volonté de rapatrier la communauté arménienne en Arménie, la diaspora arménienne a profité de l’occasion de la conférence de Téhéran en 1943 en s’adressant au ministre des Affaires étrangères de l'URSS3. Avec cette demande devait commencer la transmigration des Arméniens vivant en Iran, en URSS. Staline apprécie cette idée. En novembre 1945, le premier secrétaire du RSS d’Arménie G. Arutyunov dans sa lettre à Staline soulève à nouveau la question sur le changement de statut du Karabakh et en le réintégrant à l’Arménie. Par contre, à cette lettre, le premier secrétaire du RSS d’Azerbaïdjan, Mir Djafar Baguirov répondit très délicatement : L’Azerbaïdjan n’objecte pas cette proposition à la seule condition que lui soient rendus les territoires frontaliers appartenant historiquement à l'Azerbaïdjan qui se trouve dans l’actuel RSS d’Arménie, la SSR de Géorgie et la SSR du Daghestan oùla plus grande partie de la population est composée d’Azerbaïdjanais. Moscou n’apprécie pas cette idée (Arzoumanli, Mustafa, 1998 : 112-122).
Après la Deuxième Guerre mondiale, les prétentions territoriales de l'Union soviétique envers la Turquie et le soutien actif des Arméniens à cette idée ont entraîné des événements tragiques pour les Azerbaïdjanais. Staline, prévoyant de rapatrier de 360 000 à 400 000 Arméniens, voulait ensuite déclarer au monde entier que les Arméniens étaient revenus dans leur patrie, mais ne disposait pas assez de territoire pour s’installer 4. L'Union soviétique, sortie victorieuse de la guerre et étant tellement sûre d’obtenir les territoires de Каrs et d’Ardahan que le Bureau politique a nommé un certain A. Kochinyan en qualité de secrétaire du comité régional du Parti communiste d'Arménie pour la région de Kars. La discussion à propos du calcul de la superficie des territoires de la Turquie que l’URSS devait enlever a débuté. Au total, 26 000 km² de territoire devaient être distribués entre l'Arménie (20 500 km²) et la Géorgie (5 500 km²). Cependant, la politique de la Turquie a empêché les Soviets de réaliser leurs plans. De plus, l'Union soviétique ne réussit pas à rapatrier en Arménie le nombre nécessaire d’Arméniens vivant à l'étranger. Ces Arméniens tentaient de repartir vers l'étranger, d’ailleurs même des centaines d’entre eux se sont enfuis en Turquie (Qafarov, 2008).
En novembre 1945, le conseil des ministres de l'URSS ordonne le grand retour des Arméniens habitants dans différents pays du monde. Pour cela fut créé un comité auprès du gouvernement arménien. En même temps, l’État envoyait une délégation aux pays d’où le retour était prévu. Au début de 1946, 130 000 demandes de retour étaient décomptées. Rien qu’en 1946, 50 900 personnes s’installent en Arménie, venant de Syrie, de Grèce, du Liban, d’Iran, de Bulgarie et de Roumanie. Ce chiffre diminue en 1947 à 35 000 Arméniens venant de Palestine, de Syrie, de France, des États-Unis, d’Égypte (Qafarov, 2008). L’autorité arménienne explique cette diminution par le fait qu’il n’y a pas assez de logements disponibles dans les villes pour installer ces personnes. Et en même temps, Moscou reçoit chaque jour des listes des personnes désirant de retourner en Arménie.
Sous prétexte d'envoyer de la main-d’oeuvre dans les régions cotonnières de la steppe de Mougan-Mil dans le RSS d'Azerbaïdjan, des Azerbaïdjanais ont dû quitter le RSS d'Arménie pour que des Arméniens venus de l'étranger puissent être accueillis sur les terres ainsi libérées. Lors de la rencontre entre M. Baguirov et Staline le 23 décembre 1947, ce dernier lui oppose la loi sur la transmigration des kolkhoziens et d’autres Azerbaïdjanais du RSS d’Arménie. Le 27 décembre 1947, le Conseil des ministres de l'URSS adopte la décision N° 4083 sur la migration collective des travailleurs de kolkhozes et d'autres membres de la population Azerbaïdjanaise du RSS d'Arménie dans la plaine de Koura-Araxe, situé dans le RSS d'Azerbaïdjan. Le 10 mars 1948, il complète sa première décision N° 754, qui énonce les mesures prévues pour transférer les Azerbaïdjanais. Dans sa première partie, la décision du 23 décembre 1947 indique qu'entre 1948 et 1950, « suivant le principe de départs volontaires », 100 000 travailleurs de kolkhozes et d'autres membres de la population azerbaïdjanaise vivant dans le RSS d'Arménie devaient être réinstallés dans la plaine de Koura-Araxe. Dans le XIème alinéa de cette loi, nous lisons : autoriser au Conseil des ministres du RSS d'Arménie à utiliser les bâ timents et les locaux libérés dans le cadre du transfert de la population azerbaïdjanaise pour l'installation d'Arméniens venus de l'étranger.À cette période, M. Baguirov a été obligé de prendre le congé (Həsənli, 2008).
Toutes les mesures nécessaires ont été prises pour mettre en oeuvre la décision de « chasser » les Azerbaïdjanais d'Arménie. En 1948, 10 584 Azerbaïdjanais au total avaient quitté l'Arménie pour s'installer dans diverses régions d'Azerbaïdjan. Entre 1948 et 1950, 34 383 personnes sont chassées d'Arménie. Ce déplacement de population à grande échelle se poursuivit jusqu'à la mort de Staline (1953) après quoi les chiffres commencèrent à baisser. Selon les statistiques officielles, 53 000 Azerbaïdjanais sont transférés dans la seule région de Koura-Araxe. Cependant, il ne s'agit pas là de la liste complète de tous ceux qui sont chassés d'Arménie ou contraints de quitter ce pays. La plupart des montagnards venus des plateaux d'Arménie ne purent s'adapter à l'environnement de la steppe de Mougan-Mil. Ils meurent, autrement sont obligés de déménager dans d'autres régions. Des milliers de familles azerbaïdjanaises sont même forcés d'immigrer vers d'autres républiques de l'URSS (Vəliyev, Muxtarov, Hüseynov, 1998).
Selon F. I. Golikov, maréchal de l’armée soviétique, la période de la déportation massive s'est achevée dans la première moitié de 1946. Les années ultérieures, elle diminue beaucoup. D’après les statistiques de juin 1948, 106 835 personnes sont retournées en URSS dont 86 346 Arméniens qui étaient essentiellement les anciens émigrés de la Russie tsariste ainsi que de la Russie soviétique. En comparant les chiffres du rapatriement des années 1947 et 1948, on voit que le nombre de personnes a augmenté de plus de 100 % (Zemskov, 2010).
Par contre, le 21 septembre 1949, le Conseil des ministres du RSS d’Azerbaïdjan demande à Moscou de diminuer la déportation de la population pour l’année en cours à 10 000 personnes. En 1949, 54 373 personnes sont encore déplacées, installées essentiellement dans les régions de Zerdab, Ali-Bayramli, Kurdemir, Goygol, Mirbechir, Salyan, Imichli, Sabirabad et Yevlakh. En 1951, une partie des Azerbaïdjanais déportés retournent au RSS d’Arménie. Au contraire, les Arméniens venant de l’extérieur de l’URSS cherchaient des moyens pour repartir à l’étranger. Après la mort de Staline, la transmigration est arrêtée et un processus inverse débute (Vəliyev, Muxtarov, Hüseynov, 1998).
Un tiers des personnes déportées, n’étant pas habituées à ce nouveau climat et n'ayant pas les conditions de vie satisfaisantes, sont mortes à la suite de famines et de maladies. Elles étaient installées dans des étables, pour certains vides, mais pour d'autres, occupées par les animaux.
Tout au long de la période de la déportation des années 1948-1953, on remarque qu’aucun Azerbaïdjanais n’est pas autorisé à s’installer au Karabakh, sur des territoires ou climats plus convenables. Après ces événements, les territoires abandonnés par les Azerbaïdjanais ne sont pas occupés par les Arméniens (Arzoumanli, Mustafa, 1998).
On peut conclure que la déportation forcée du peuple azerbaïdjanais d'Arménie n’a été conçue ni pour la mise en place des Arméniens venant de l’étranger, ni pour le développement du coton en Azerbaïdjan. Le processus de déportation s’est achevé à la mort de Staline. Les résultats spécifiques d'une telle terreur furent les suivants : chaque année, il y avait en moyenne quelques milliers d’élèves qui terminaient les écoles azerbaïdjanaises en Arménie, et pour continuer leur formation dans le pays, la plupart d'entre eux furent contraints de partir vers d’autres républiques, en particulier vers l’Azerbaïdjan. Étant diplômés d’autres universités, les jeunes spécialistes ne trouvaient pas de travail dans leur ville natale et une nouvelle étape de transmigration des Azerbaïdjanais d’Arménie commença (Vəliyev, Muxtarov, Hüseynov, 1998).
À l’occasion du 60e anniversaire de la déportation massive d’azerbaïdjanais par Staline, le 28 janvier 2009, l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe a fait une déclaration écrite N° 419 sur Les déportations massives d’azerbaïdjanais d’Arménie (1948-1953 et 1988). La déclaration prévoyait de faire une pression sur l’Arménie afin que ce pays reconnaisse et fasse respecter le droit fondamental des Azerbaïdjanais déportés de leur patrie historique en 1948-1953 et en 1988 de rentrer dans leur pays d’origine, l’Arménie 5.
À partir de l’année, I960, les Azerbaïdjanais travaillant sur les postes à haute responsabilité, étaient remplacés par des Arméniens. Les deuxièmes et les troisièmes secrétaires des comités régionaux (départementaux) furent libérés de leurs postes seulement puisqu’ils étaient Azerbaïdjanais. Le théâtre dramatique D. Djabbarli ferme jusqu’à l’année 1966. Les journaux publiés en langue azerbaïdjanaise furent fermés puis interdits dans plusieurs régions (Sisyan, Kafan, Vedi, Zanguibasar Kalinin etc.), mais aussi une série de maisons d'édition des ministères républicains et des départements éditait la littérature en langue azerbaïdjanaise (Vəliyev, Muxtarov, Hüseynov, 1998).
Plus que le terme consacré en URSS, la transmigration serait juste de parler de politique systématique de répression des minorités azerbaïdjanaises vivante en République d’Arménie.
1. Entre le 25 septembre et le 6 octobre 1791, a été adopté le premier Code pénal français. La déportation en droit français a été introduite dans le Code pénal à la même date. Elle était définitivement supprimée du droit français sous Charles de Gaulle en juin 1960.
2. Sous Napoléon III, la loi du 23 mars 1872 remplace la presqu’île de Ducos par la vallée de Vaitahau pour la déportation en enceinte fortifiée et l’île des Pins et celle de Maré par Nuka-Hiva pour la déportation simple.
3. La conférence du Téhéran déroulée du 28 novembre au 1er décembre 1943 fut la première rencontre entre Churchill, Roosevelt et Staline. Lors de la conférence furent prises deux décisions militaires importantes: l’organisation d’un débarquement en Normandie le 6 juin 1944 et le rejet par Staline et Roosevelt du projet britannique d’offensive par la Méditerranée et les Balkans. Il fut aussi examiné les relations soviéto-iraniennes.
4. En 1947, le nombre d’Arméniens rapatriés en Arménie Soviétique des différents pays représentait seulement 60 000 personnes (Arzoumanli, Mustafa, 1998).
5. http://assembly.coe.int/Documents/WorkingDocs/Doc09/FDOC11815
IN: Vazeh ASGAROV "L'immigration des Azerbaïdjanais. L'immigration générale des Azerbaïdjanais, histoire et perspectives: le cas de la France", PAF 2014
http://www.amazon.fr/Limmigration-Azerba%C3%AFdjanais-g%C3%A9n%C3%A9rale-histoire-perspectives/dp/3841622224
https://www.ejfa-editions.eu/catalog/details//store/fr/book/978-3-8416-2222-8/l-immigration-des-azerba%C3%AFdjanais
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